« Cinéma, cinéma vérité… » Ces mots scandés dans Contre-Chant, nouvelle installation vidéo d’Amie Barouh présentée dans l’exposition, résonnent avec sa démarche d’artiste et de cinéaste, née en 1993 à Tokyo, d’un père français, compositeur et parolier, Pierre Barouh, et d’une mère japonaise, artiste, Atsuko Barouh — précisions biographiques, nous allons le voir, qui ont leur importance. Pourtant de coutume, les films expérimentaux d’Amie Barouh, entre documentaire et fiction s’il faut les situer, s’intéressent à des personnes vivant en marge, souvent ignorés dans les flux quotidiens, sociaux et économiques d’un territoire. Elle filme ces personnages comme si elle cherchait à capter en eux une vérité dans le simple fait de les raconter, ainsi qu’à travers eux, l’épaisseur des lieux qu’ils traversent à l’écran. « J’approche des mondes qui m’interpellent par leur différence avec le mien », dit-elle. Et c’est là toute l’ambiguïté de Contre-Chant, bien qu’entièrement conçu à partir de films de famille tournés par son père de 1988 à 2010, ces images surgissant de son enfance semblent matérialiser un territoire à défricher. « Souffler la poussière, nettoyer les têtes de bande, insérer la cassette, rembobiner… Ce sont les rituels qui me permettent de m’y retrouver dans les piles de cassettes vidéo que mon père m’a laissées après sa mort. Une archive d’environ mille cassettes mini-DV, Hi-8 et VHS, qui n’a jamais été touchée. Leurs étiquettes délavées sont écrites à la main : Paris/Tokyo — ça va, ça vient — Vendée. Il a filmé tous les événements aussi importants que banals de nos vies. Ma démarche avait débuté par une envie de me réconcilier avec mon enfance. »
Le résultat, un montage d’une vingtaine de minutes présenté sous la forme d’une installation vidéo, qui vient prolonger l’expérience du film par des jeux d’espaces, de reflets et de lumières, intégrant activement le public. En voix off, le récit d’un rêve fait par sa mère, racontée au travers d’une conversation téléphonique, dans lequel son mari est vivant. « J’ai fait un rêve (…). C’était quand
Pierre était jeune. Il avait plein de projets. Il courait partout. Quand je me suis réveillée, je me suis dit: ah mais Pierre est vivant! Quand je le vois dans mes rêves, il est tout le temps en forme… Si dans mon rêve, il est réel, alors c’est la réalité. » À ces mots, Contre-Chant change presque de statut. Il n’est plus un film monté par Amie Barouh sur son père, mais un film pensé, cousu avec son père au présent, devenu un de ces films d’archives ayant le pouvoir de parler de choses universelles. Ici, la famille, l’enfance, l’héritage, la mort, la création, ainsi que certaines formes de croyance. Car si le cinéma a cette faculté de parler de notre relation avec le réel, Contre-Chant nous montre comment cette relation est aussi remplie des fictions que l’on y met. Que ce soit par le fait d’être visité en rêve par une personne pourtant absente comme d’être habité et construit par les liens qui nous relient aux autres. Il y a ceux qui rêvent les yeux ouverts. Et ceux qui vivent les yeux fermés… comme le fredonne Pierre Barouh.
Les voix s’enchevêtrent, les temporalités se chevauchent, les lieux se multiplient — une école à Cuba, les rues de Tokyo, une plage à Rio de Janeiro, l’intimité d’une maison partagée avec des poussins, des chats, des chiens… Une perte de repère recherchée par Amie Barouh tant dans le montage que dans la mise en espace du film projeté sur des miroirs qui viennent étirer, voire déplacer l’expérience physique du film dans un ailleurs, faisant aussi écho à la notion d’Aleph, évoquée en voix off.
L’Aleph fait ici référence à l’opéra Le Kabaret de la dernière chance écrit par Pierre Barouh en 1996, mais aussi à la nouvelle éponyme de Jorge Luis Borges. On y retrouve les thèmes de prédilection de l’auteur argentin : la métaphysique, les labyrinthes, l’infini, l’immortalité. Borges, narrateur, y échange avec un ami, qui ne veut quitter sa maison car se trouve « sous la salle à manger », dans la cave, un Aleph: « l’un des points de l’espace qui contient tous les points, (…) le lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l’univers vus de tous les angles ». Borges, intrigué, obéit aux « ridicules instructions » de son ami pour y parvenir et le vit. Bien que semble-t-il limité par le langage pour exprimer son expérience — « comment transmettre aux autres l’Aleph infini que ma crainte mémoire embrasse à peine? », il tente de décrire de façon successive l’infinité d’évènements et de lieux, d’objets et de personnes superposées qu’il vit dans l’Aleph en un instant. « Je vis la mer populeuse, l’aube et le soir, une toile d’araignée argentée (…), je vis des yeux tout proches, interminables (…) je vis tous les miroirs de la planète et aucun ne me refléta. (…) je vis mon visage, je vis ton visage. J’eus le vertige et je pleurai, car mes yeux avait vu cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom, mais qu’aucun homme n’a regardé ; l’inconcevable univers ».
Par l’emprunt de quelques chemins métaphysiques et labyrinthiques, Contre-chant semble aussi à la recherche de cet inconcevable univers, bruissant entre différents états de réel; d’un lieu-source bien qu’immatériel légué par un père; d’un lieu où s’invente et se traduit une vie.
Texte de la commissaire d’exposition Elodie Royer.